Je marche…
Sans voir, mon regard serpille le trottoir et compose ces formes de visages. Ce sont les visages de ceux dont les ovules et les spermatozoïdes parentaux ne se sont pas rencontrés. Les visages de ceux qui ont failli exister – sans y parvenir…
Ils ont quand-même laissé des traces visibles de leur incarnation ratées, grâce auxquelles, depuis les limbes où ils errent, ils nous perçoivent.
Les âmes sont propulsées par myriades contre la chaire, et parmi celles qui ratent leur cible, certaines, dans la panique, s’incarnent dans ce qu’elles peuvent : les chewing-gums, le goudron mou des trottoirs chauds, entre un pipi de chien et quelques fissures dans le bitume d’où émane leur humeur profonde sous forme de visage.
Ces visages rencontrent mes pensées et se les attribuent. Ils font des selfies avec mes idées vagabondes pour se voir penser. Ils captent la traînée de ma conscience à mon passage, pour se donner la sensation, le temps d’une image/téléphone, d’avoir pensé, d’avoir éprouvé la sensation d’être conscient, d’avoir éprouvé le sentiment d’être « moi » pour s’imaginer ce que cela ferait d’être « eux-mêmes ». Ce sont des touristes de « l’êtreté ». Quand je dis « Je », quand je pense « Je », ils viennent dans mes membres, les contrôlent, prennent mon téléphone portable pour se faire photographier. Ensuite ils s’attribuent la pensée du « je » que mon cerveau formulait à propos d’un moi un peu mal défini ; un moi qui rêvait un peu d’être autre, d’avoir tous les visages de ce qui n’existe pas.